7 – Une histoire de famille

Le 22 Mar 2023

Marius et Romain discutant à une table de restaurant

J’ai rencontré Marius au début des années 2000, c’était le grand oncle de ma femme. Il habitait à l’époque, à Aix en Provence, avec sa sœur Mireille. Ils logeaient à quelques centaines de mètres des bureaux où je travaillais. Régulièrement, il m’invitait à déjeuner et c’est à table que j’ai alors commencé à découvrir les grandes étapes de la vie de Marius.

Né en 1911, il était déjà âgé et à la retraite depuis de nombreuses années. Le vieil homme avait passé sa vie de marin sur des paquebots ou des cargos de la marine marchande et avait des dizaines d’anecdotes à raconter. Océanographe de formation et passionné d’archéologie maritime, je me régalais des histoires de Marius. Dans la famille, elles n’intéressaient personne d’autre que moi et je trouvais regrettable que les souvenirs de cette vie fantastique, disparaisse un jour avec lui.

L’une des plus fascinantes histoires qu’il m’ait racontée est celle du paquebot « Président Doumer » sur lequel il avait navigué et avec lequel il avait fait naufrage pendant la seconde guerre mondiale. À l’époque, après avoir bourlingué sur différents navires en tant que bosco principalement, Marius est embarqué sur ce paquebot de luxe français de la compagnie des Messageries Maritimes, lancé en 1933 à La Ciotat. Affecté à la ligne d’extrême orient, le « Président Doumer » transporte des passagers aisés vers l’Asie principalement depuis Marseille. D’abord à coque noire puis repeint complètement en blanc en 1938, il mesure environ 150 m de long et peut naviguer jusqu’à 19 nœuds. Il fait partie de la classe des nautonaphtes. Lorsque la guerre éclate, le 3 septembre 1939, le paquebot, avec Marius à son bord, est à Colombo (Ceylan). Il rentre à Marseille et est mis à disposition de la Marine Nationale. Il est armé de mitrailleuses et de canons et navigue comme transporteur de troupe. Le navire et son équipage sont décorés notamment lors de la célèbre bataille de Narvik (Norvège) en juin 1940. Lors de la capitulation de la France en juillet, Marius est à Port Saïd (Egypte) avec le paquebot. La ville est tenue par les anglais qui réquisitionnent le « Doumer » et laissent le choix à l’équipage de rentrer dans la France de Pétain ou de rester à bord. Marius et quelques marins choisissent de déserter et de combattre aux côtés des britanniques.

Marius déserteur
Marius déserteur

Le bateau est maintenant pavillon britannique avant d’intégrer les célèbres Forces Françaises Navales Libres (FNFL). L’ancien paquebot de luxe navigue souvent seul. Il transporte des troupes et des marchandises sur différents fronts (Afrique du Sud, Turquie, Iran, etc…). « C’était l’aventure ! », me dit Marius.

À l’automne 42, depuis Durban, le Président Doumer doit gagner Liverpool pour entrer en carénage. À l’escale de Freetown, en Sierra Leone, le bateau est affecté à un convoi de 42 navires qui doit remonter vers l’Angleterre. Nous sommes le 17 octobre et les navires doivent appareiller quelques jours après. Selon Marius, cette mission semble avoir été improvisée à la dernière minute. Plus louche, dit-il, durant la traversée, le convoi part quasiment sans escorte (seulement 2 corvettes pour 45 bateaux) et l’état-major impose au convoi une vitesse extrêmement faible (entre 6 et 9 nœuds contre 14 ou 15 habituellement)… Ces conditions sont inhabituelles et inquiètent beaucoup l’équipage du « Doumer »… c’est la tragédie du SL 125 qui se prépare !

Toujours selon Marius, ce qui devait arriver… arriva ! Le 30 octobre 1942, après avoir assisté au torpillage de nombreux autres bâtiments, le Président Doumer est torpillé par le sous-marin allemand U 604 et coule en quelques minutes au large de Madère, entraînant la mort de plusieurs centaines de personnes. Pour les rescapés, le traumatisme est immense. Marius me raconte que depuis le sous-marin, les soldats allemands continuaient à mitrailler les survivants qui se débattaient dans l’eau mazoutée. Avec une centaine de survivants, Marius est récupéré par un autre navire du convoi, le SS Alaska. Touché à son tour par une torpille, ce dernier réussit tant bien que mal à rejoindre Gibraltar…

Avec onze navires coulés, le convoi SL 125, arrive enfin à Liverpool quelques jours plus tard. À sa grande surprise, le « Commodore » du convoi est félicité par l’état-major… Dans ses mémoires, le grand Winston Churchill parlera du convoi SL 125 en considérant ses nombreuses pertes comme un « accident acceptable » !

Marius est décédé en 2008 et depuis, cette histoire me hante et me fascine. Après quelques recherches, j’ai réalisé que cet évènement était quasiment inconnu et qu’aucun historien ne semblait y avoir accordé d’importance ! Où est le « Président Doumer » ? A-t-il été sacrifié pour laisser passer les centaines navires de l’opération Torch ? Ces derniers ont traversé l’Atlantique sans qu’aucun sous-marin ne les attaque et sans être repéré ? Incroyable !! Ce sont les questions que Marius s’était posées durant toute sa vie et auxquelles je me dois de répondre aujourd’hui !

En octobre, cela fera 80 ans que le Doumer a coulé !!! Pour Marius, pour tous ces marins, pour la France, il nous faut trouver un financement pour mener l’enquête !

Si nous parvenons à tourner ce documentaire, à écrire ce livre et à résoudre cette énigme, peut-être alors irons nous chercher l’épave… Selon la position du dernier SOS du navire, elle repose sans doute au Nord de Madère, sur les flancs d’un volcan sous-marin, entre 3000 et 4000 mètres de fond… la même profondeur que le Titanic !!!